L'air s'épaississait au fur et à mesure que nous approchions du premier site : les ruines de Caer Norven. C'était un ancien sanctuaire du vent, enfoui dans les hauteurs d'une chaîne oubliée, où le vent chantait avec une voix humaine.
Elira observait la carte avec concentration. De temps en temps, ses yeux se posaient sur moi, comme si elle cherchait à comprendre ce que je ne disais pas. Elle ne posait pas de questions. Elle n'en avait plus besoin.
Les premières anomalies se manifestèrent à la tombée du jour. Des bêtes mortes, éparpillées sur notre route, sans blessures visibles. Juste… vidées de leur substance. Comme si quelque chose les avait désintégrées de l'intérieur. Je m'accroupis devant l'une d'elles.
— Ce n'est pas naturel, souffla Elira derrière moi.
— Non. Et ce n'est pas magique non plus. C'est… autre chose.
Elle frissonna. Moi pas.
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À l'entrée des ruines, nous fûmes accueillis par un groupe. Cinq hommes. Armés. Leur chef portait une armure asymétrique, rouillée mais encore fonctionnelle. Il nous coupa la route.
— Les étrangers n'ont rien à faire ici. Les Norveniens protègent encore ce lieu, même si le reste du monde les a oubliés.
Je le détaillai du regard. Il n'avait rien d'un gardien mystique. Plutôt un charognard ayant flairé une source de pouvoir.
— Dégagez, ou je vous fais voler vos dents, grogna-t-il.
Je n'aimais pas les menaces.
— Une dernière chance, dis-je calmement.
Il sourit, dévoilant des dents jaunes et abîmées.
— Fais-moi peur.
Je levai la main. Une onde invisible le projeta contre la colonne la plus proche. Le choc brisa pierre et os. Ses hommes hésitèrent… puis chargèrent.
J'entendis Elira crier quelque chose. Mais déjà mes griffes prenaient forme sous la peau. Mes mouvements n'avaient rien d'humain. Je tranchai le premier à la gorge, son sang éclaboussant les dalles anciennes. Le second tenta de me frapper à l'épée — je brisai son bras d'un revers, puis son crâne contre un mur moussu.
Un hurlement. Le dernier essayait de fuir. Je lui sautai dessus.
Et là…
Je sentis le thrill.
Le frisson familier. Le picotement. La satisfaction primitive.
Flash.
Une salle d'interrogatoire. Odeur d'alcool. Corps attaché à une chaise.
Moi. En blouse blanche. Mon visage humain. Plus jeune. Plus mince. Trop calme.
Un cœur dans la main. Encore chaud.
"Chaque battement est un pas vers l'éternité."
Retour.
Le Norvenien haletait, au sol. Il allait mourir. Il le savait.
Et sans réfléchir… je plantai mes doigts dans sa cage thoracique. J'ouvris. Son cœur palpitait encore. Je le pris. Et le portai à mes lèvres.
Juste un instant. Un réflexe.
Elira poussa un cri d'horreur derrière moi.
Je m'arrêtai. Ma main tremblait légèrement. Je lâchai le cœur au sol. Le sang goutta lentement sur la pierre.
Silence. Long. Poisseux.
Je me redressai. Repris le contrôle. Mon visage neutre. Froid. Comme toujours.
— Je… qu'est-ce que…
Elle était pâle. Bouleversée. Mais elle ne s'enfuyait pas. Pas encore.
— Ce n'est rien, dis-je.
Un mensonge. Évident.
Je tournai les talons et entrai dans le sanctuaire. L'air à l'intérieur vibrait de vie ancienne. Mais mon esprit restait ailleurs. Piégé entre deux réalités : celle que j'affichais, et celle que j'avais enfouie depuis cent cinquante et un ans.
Ce goût… je ne l'avais pas ressenti depuis si longtemps.
Et il m'avait manqué.
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Le cœur du sanctuaire n'était plus qu'un cercle de pierre rongé par le temps. Mais au centre, incrustée dans une dalle fendue, brillait une clef. Simple, métallique, sans ornement. Mais je savais ce qu'elle était.
La troisième clef.
Je la ramassai. Elle vibrait légèrement. Comme si elle me reconnaissait.
Elira me suivit sans un mot. Elle ne me regardait plus de la même manière.
Ce n'était plus de la fascination.
C'était de la peur.
Et quelque chose en moi en jouissait.
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Dehors, la nuit tombait. Le vent soufflait fort. Je sentais le regard des montagnes. Comme si elles savaient, elles aussi. Comme si elles attendaient.
Trois clefs. Deux restantes. Et une vérité enfouie, qui remontait lentement, chapitre après chapitre.
Je ne voulais pas être humain à nouveau.
Je voulais être effacé.
Hors du temps. Hors du monde.
Hors de portée de la mort.
Et personne — pas même Elira — ne devait savoir à quel point j'étais prêt à aller loin pour ça.
Pas encore.